Au jour 45 du confinement de l’être confiné

Au petit matin, j’ai demandé qu’on ouvre la fenêtre de quelques centimètres pour changer l’air et m’éveiller aux chants. J’ai reconnu le bruant, la mésange à tête noire et la satanée corneille.

En matinée, je suis allé à la fenêtre qui s’ouvre sur la forêt et je me suis stationné face à l’ordinateur. Casque d’écoute sur la tête, je lui ai demandé : « météo à Québec ». Il faisait 5 degrés. L’écran indiquait 11 heures.

Après le dîner, je suis allé dans la cage de verre sur la galerie et je me suis stationné dans l’angle du L. J’ai basculé l’assise du fauteuil à 50 degrés et j’ai fermé les yeux au ciel ennuagé d’un midi d’octobre en mai. Il devait faire encore à peu près 5 degrés. Il était midi 30.

J’ai fermé les yeux… fermé les yeux… fermé les yeux… fermé les yeux…

Il est 11 heures 15. La porte automatique au rez-de-chaussée vient de se refermer. Habillé en mois d’octobre, manteau doublé, mitaines, tuque et bottes de marche qui ne marchent plus, je file en quatrième vitesse à travers le stationnement.

Je tourne à droite sur le boulevard, je longe la chaîne de trottoir jusqu’au feu de circulation. Il est vert. Fauteuil légèrement bifurqué à gauche, parfait, y’a pas de bagnole à gauche comme à droite, je traverse le boulevard et je rejoins une rue perpendiculaire. À un feu une centaine de mètres plus loin, je regarde à gauche, aucun vélo à l’horizon, et je m’engage sur la piste cyclable et je roule en quatrième.

Au bout d’un peu moins de 2 kilomètres, je bascule l’assise de fauteuil face à un vent à écorner les bœufs et au fleuve Saint-Laurent au très loin, dont je devine les moutons sous le vent.

Je reprends ma position de conduite. J’hésite. Rebrousser chemin sur 200 mètres ? Emprunter le sentier sous les arbres ? Me projeter dans cette jolie maison avec femme et enfants ? Non. Trêve de rêveries. On m’attend.

C’est parti. Je roule, roule, roule. À gauche et à droite et en ligne droite en maudissant la chaussée qui porte les stigmates de la négligence et de l’hiver.

Après 3 kilomètres, j’emprunte une ruelle et un court sentier de gravier.

Un visage à la fenêtre. Un visage de toujours.

La porte-fenêtre glisse :

— Est-ce que tu rentres ?

— Oui, je fais le tour.

Je monte la rampe, la porte s’ouvre, attention au chat, j’entre.

Elle me dit :

— Ça fait longtemps que tu es parti ? T’as pas eu trop froid ?

— Presque une heure. J’ai pris le grand détour. Je voulais respirer. Le froid était limite.

C’est calme. Ça sent bon.

Et rapidement :

— Bonne fête des Mères maman. Je t’aime.

Au jour 43 du confinement de l’être confiné

Il y a en face du centre d’hébergement deux poteaux entre lesquels il y a un panneau où il est inscrit centre d’hébergement. J’ai soumis l’idée qu’on raye d’hébergement pour de détention. La personne en face de moi a affiché un petit rictus désabusé.

Ça fait maintenant 43 jours que je suis prisonnier.

J’ai passé les 2 dernières semaines confiné au troisième étage du centre de détention.

J’ai eu la permission de sortir uniquement dans la cage de verre de la galerie de l’étage parce que le virus est entré dans une chambre, puis dans la bouche ou le nez d’une vieille dame.

Le virus est maintenant parti de la vieille dame qui a toujours été en pleine forme, j’espère avoir bientôt la permission d’aller dans la cage grillagée de la cour arrière. Derrière les grilles il y a une forêt et même une éclaircie comme un chemin.

J’attends qu’on m’autorise à prendre un chemin, une rue et un boulevard, pour aller jusqu’au parc, jusqu’à la maison, pour revoir une maman.

Ça urge. C’est l’épreuve la plus difficile de mon existence. Tout se bouscule dans ma tête. Tout m’écrase. J’étouffe.

Confiné dans un CHSLD à 47 ans… Je suis votre fils. Votre frère. Votre neveu. Votre cousin. Votre ami. Votre amoureux. Je l’ai été. J’aurais aimé. J’aurais pu.

Au jour 34 du confinement de l’être confiné

Première sortie avec pas d’bottes d’manteau d’foulard d’mitaines d’tuque.

Y avait une baie vitrée devant mes yeux, y avait des arbres dans la vitre.

Y avait l’horizon derrière les arbres, y avait des lignes de fuite dans l’horizon.

Une fuite du CHSLD avec pas d’bottes d’manteau d’foulard d’mitaines d’tuque n’est malheureusement pas encore à l’horizon.

Au premier mois du confinement de l’être confiné

Ça fait un mois aujourd’hui que je vis confiné au CHSLD.

J’ai frappé un mur cette semaine.

Un premier résident ainsi qu’un employé que j’ai côtoyé sont atteints du virus.

La Direction de la santé publique est venue procéder à des tests de dépistage. J’ai subi le test mercredi. Subi. Une tige dans le nez, une autre à gratter au creux de la gorge. 24 à 48 heures d’attente pour le résultat. Subi l’attente.

J’ai adressé le 21 mars dernier une demande à la ministre Marguerite Blais pour qu’on procède dans les plus brefs délais à des tests de dépistage auprès des résidents et des employés. Sans suite. Il a fallu un début d’incendie pour qu’on vienne vérifier s’il y a d’autres flammes.

Le confinement s’est durci au CHSLD. La cour arrière s’est refermée, la galerie est devenue mon seul champ d’évasion.

J’ai fait du ménage dans mon ordinateur devant le mur beige et je me suis rongé l’intérieur en attendant le résultat.

Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on m’a communiqué le résultat : négatif. Comme pour tous les autres, semble-t-il, jusqu’à présent.

Les pare-feu mis en place tiennent bon. Jusqu’à quand ? Et quand pourrai-je rejoindre la vie ? De plus en plus difficile mentalement.

Au jour 23 du confinement de l’être confiné

Sitôt l’ordinateur démarré ce matin, j’ai relevé mes courriels.

Celui d’un ami. Quelques mots accompagnés de ses magnifiques dessins d’oiseaux, des oiseaux échassiers se reposant ou volant dans le vert, le bleu et le rouge.

Envie de m’envoler et de liberté. Merci l’ami.

En matinée, j’ai poursuivi le ménage du dossier Documents. Du classement de fichiers et de dossiers, des dossiers et des fichiers à la corbeille, de nouveaux dossiers et des sous-dossiers. Il y a le dossier intitulé Tant d’hivers. À l’intérieur, une panoplie de fichiers et de sous-dossiers de mon roman Tant d’hivers.

J’ai fait des copies du roman. Le roman et des extraits. Des fichiers Word et PDF. J’ai créé un nouveau dossier intitulé Tant d’hivers adieu.

C’est l’hécatombe dans de nombreux CHSLD en raison du coronavirus. Des résidents et des proches aidants n’ont pu se dire adieu. L’hécatombe en raison du coronavirus oui et non. Oui, c’est ce qui emporte des dizaines de résidents, non, c’est un incendie qui a été allumé par les politiciens pyromanes qui se sont succédé à l’Assemblée nationale pendant des années. Il y en a aujourd’hui qui vont dans les CHSLD avec leurs fusils à eau, alors qu’hier ils auraient dû fournir des tuyaux d’arrosage aux gens sur place pour planifier. J’accuse.

Première sortie cet après-midi dans la cour arrière du CHSLD. Devant moi une clôture et la forêt, derrière ma tête et mon dos, à peu près vingt fenêtres et peut-être autant d’yeux qui m’apercevaient. J’ai dû en faire abstraction. J’ai fait bouger la commissure gauche de ma bouche, j’ai senti qu’il y a des poils de ma barbe de 14 jours qui sont plus longs qu’à droite.

Dossier Tant d’hivers adieu. J’ai également créé des sous-dossiers portant des prénoms. J’y ai glissé des copies de mon roman ainsi que des extraits avec une lettre personnalisée.

J’ai fait des études en urbanisme. L’urbanisme, c’est la planification urbaine. J’aime bien planifier.

Aucun cas de coronavirus n’a été détecté à mon CHSLD. D’excellentes mesures de prévention ont été prises. Je salue le dévouement du personnel. Je me croise les doigts.

Dossier Tant d’hivers adieu. Comme j’aime bien planifier, il y aura un dossier si jamais j’attrape la saloperie de virus et que j’y passe. J’aurai sans doute le temps de dire adieu à mes proches, pour le reste, il y aura le dossier.

Au jour 15 du confinement de l’être confiné

J’ai rejoint les fenêtres vers 11 heures 15.

À la première devant moi, j’ai ouvert un livre. Le logiciel a affiché la quarante-cinquième page de Rue des Boutiques obscures. Ça faisait longtemps que je remettais toujours à plus tard la lecture de l’œuvre de Patrick Modiano. Je ne crois pas que j’en lirai l’intégralité, j’ai choisi cinq romans.

Pendant le confinement, j’ai pris la résolution de lire surtout le jour. Je lis peu et lentement.

Durant la soirée d’hier et pendant la nuit il a neigé. J’ai vu souffler le vent et tomber la neige à la deuxième fenêtre. Très tôt ce matin, j’ai demandé qu’on l’ouvre.

J’ai lu à la première fenêtre en essayant de ne pas être distrait par ce qui pouvait s’y afficher et par le vent qui entrait par la deuxième fenêtre. J’ai lu jusqu’à la cinquante-cinquième page puis j’ai dîné.

J’avais à peine terminé de manger quand j’ai été aspiré par la deuxième fenêtre.

Il était à peu près midi trente quand je me suis retrouvé à nouveau stationné dans l’angle du L de la galerie, le cou entouré d’un foulard, la tête couverte d’une tuque, les mains plongées dans des mitaines, les bras paralysés attachés et placés sur les appuis-bras du fauteuil roulant, le corps recouvert d’une couverture chaude.

Il faisait à peu près 3 °C. J’ai basculé l’assise du fauteuil, j’ai joué avec les degrés, j’ai revu les journées précédentes et je me suis dit que chaque journée du confinement est la même à quelques degrés près.

Au jour 9 du confinement de l’être confiné

Il était à peu près 13 h 15 quand on est venu entourer mon cou d’un foulard, couvrir ma tête d’une tuque, plonger mes mains dans des mitaines, bien placer mes bras paralysés sur les appuis-bras du fauteuil roulant, avant de les attacher ; un bâillement peut les ressusciter momentanément, les soulever, les déplacer et me déséquilibrer. Mystère. On a finalement étendu une couverture chaude sur moi.

Ma tête m’a conduit sur une galerie en forme de L, puis je me suis stationné dans l’angle. Il faisait à peu près 6 °C à ce moment-là. Le jour devant mes yeux était une baie vitrée qui ceinture la galerie sur une hauteur d’un peu moins de 2 mètres. J’ai basculé l’assise du fauteuil, j’ai vu le ciel, j’ai fermé les yeux, je me suis rapidement endormi à 50°.

Quand je me suis réveillé une quinzaine de minutes plus tard, j’ai retranché à peu près 25° vers l’avant, et j’ai observé la forêt à travers le verre. Ça sentait le souper en préparation, ça m’a écœuré, j’en ai voulu au vent.

Un pic-bois a commencé à cogner contre un arbre tout près. Je l’ai cherché sans succès pendant un bon 10 minutes à travers les sections de verre, puis les coups sont devenus moins audibles : il a volé vers d’autres arbres.

Après le vent, c’est à lui que j’en ai voulu. J’aurais aimé qu’il cogne et fracasse le verre, l’acier, le béton et la brique pour que je m’évade du CHSLD.